Le Jardin du Paradis

On cultivait déjà mon jardin fruitier et potager il y a deux siècles. On l’appelait le « Jardin du Paradis ». Probablement beaucoup plus ancien, il a été préservé par ma famille jusqu’en 2022. 

Le nom de mon jardin, le « Jardin du Paradis », je l’ai découvert à l’automne 2022 alors que je consultais mes archives familiales. J’ai trouvé des documents officiels qui le désignaient ainsi. Le plus ancien date de 1794. Ces documents indiquent qu’un grand jardin appartenant au « Sieur Jean-Pierre Lintilhac cultivateur… » a été divisé en plusieurs parcelles après la Révolution Française. L’une d’entre elles a été acquise par mes aïeux au milieu du 19me siècle. Ma famille a soigneusement conservé ces archives qui témoignent de l’histoire du lieu où j’ai grandi et dont j’ai hérité en 2021 après le décès du dernier de mes ascendants.

Photo d'un document d'archives
Première page du document le plus ancien de mes archives familiales, datant du 10 Vendémiaire de l’An 3, soit le 1er octobre 1794. Il y est question d’un « jardin appelé du paradis ». Photo 20 novembre 2022. 

Des recherches complémentaires aux archives départementales du Cantal m’ont permis d’établir que l’origine du nom remonte au temps des Rois de France, avant la Révolution de 1789. Dans l’Inventaire des Biens Nationaux de 1790, qui liste les biens saisis lors de la Révolution, il est indiqué que ce « jardin appelé du Paradis », alors d’une surface de « huit cent soixante dix-huit toises », soit environ 3300 mètres carrés, appartenait à la chapellenie du même nom, la « Chapelainie de Paradis ».

Photo d'un document d'archives
Extrait de l’Inventaire des Biens Nationaux de 1790. Source : Archives Départementales du Cantal. Photo 16 mars 2023.

Ce grand jardin devait avoir de la valeur car il a été acheté presque trois fois son estimation lors de la Vente des Biens Nationaux de 1791.

Photo d'un document d'archives
Vente Des Biens Nationaux. Procès-verbal d’adjudication du jardin, document de quatre pages, 15 juin 1791.

Il a donc été ensuite divisé en plusieurs parcelles. L’acte de vente de la parcelle achetée par ma famille soixante-dix ans plus tard la désigne ainsi : « un jardin dit paradis sis sur… avec le pavillon qui s’y trouve ». Notre propriété a ainsi hérité du nom de l’ancien grand jardin.

Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, le « Jardin du Paradis » avait été conçu pour produire de quoi nourrir. Ma famille a conservé cette destination, même si la génération qui m’a précédé a cessé de cultiver le potager et d’entretenir les arbres fruitiers qui se trouvaient là, y compris ceux qu’ils avaient eux-mêmes fait planter à la fin des années 60. Aujourd’hui il n’y a plus d’arbres fruitiers dans le jardin. Cela dit, sa configuration restait la même. Il n’y avait qu’à replanter. J’avais commencé à le faire en 2020 lors du premier confinement Covid.

Photo du jardin
Début de mes travaux de jardinage lors du premier confinement Covid. A gauche/au centre, une plate-bande de onze mètres de long, que j’ai toujours connue. A droite, le puits du « Jardin du Paradis », qui contient huit mètres cubes d’eau. Photo 23 mars 2020.
Photo de salades dans le jardin
La plate-bande trois mois plus tard. Photo 12 juin 2020.
Photo de tomates, de poireaux et de verveine dans le jardin
… puis en août. Photo 21 août 2020.
Photo d'un cageot de tomates du jardin
Les récoltes de tomates étaient encore abondantes en fin de saison. Photo 1er octobre 2020.

J’avais aussi commencé à replanter des petits fruits :

Photo de jeunes groseillers et cassis dans le jardin
Premiers groseillers et cassis. Au fond, le petit mur clôturant le jardin à l’est. Photo 25 avril 2020.

En tant que spécialiste de la conservation des jardins historiques fruitiers et potagers, j’avais évidemment des plans pour replanter des arbres fruitiers, et pour revoir l’agencement général du jardin. Je comptais bien revoir un jour des poiriers en espalier le long du mur fruitier qui clôturait le nord du Jardin du Paradis, après une rénovation nécessaire de ce grand mur en pierres qui abritait des traces de palissages anciens. 

Un jardin nourricier parmi beaucoup d’autres il y a deux cents ans

Les jardins nourriciers étaient nombreux au début du 19me siècle à Aurillac et à sa périphérie. On les distingue sur le plan Martin de 1812 1 où ils sont dessinés.

Extrait de plan ancien
Un extrait du Plan Martin de 1812 sur lequel on voit entre autres les jardins cultivés du couvent des Cordeliers à gauche de l’église Notre Dame aux Neiges. Ces jardins ont presque tous disparu avec la croissance de la ville. Source archives municipales d’Aurillac, copie d’écran 16 mars 2023.
Extrait de plan ancien
Jardins des Cordeliers – Détail.
Plan d'ensemble
Vue d’ensemble du plan Martin. Il y avait des jardins nourriciers partout, y compris le mien qui existe toujours aujourd’hui. Cliquer sur l’image pour explorer ce plan en détail. Copie d’écran 8 juin 2023.

Certains de ces jardins devaient être très anciens. Les « jardins » et leurs « fruits » ont été par exemple mentionnés dans la « deuxième Paix » conclue en 1298 entre les autorités religieuses et consulaires de la ville suite à un différend soulevé à l’époque par la puissante abbaye d’Aurillac 2. Je ne sais pas combien de ces jardins anciens ont survécu à l’urbanisation. Je ne sais pas non plus quand le mien a été construit, c’est-à-dire combien de dizaines d’années ou de siècles avant la Révolution Française. En tout cas, le « Jardin du Paradis » était à mon sens suffisamment ancien et ses traits architecturaux suffisamment bien conservés pour qu’on préserve ce patrimoine, surtout si moi, propriétaire du lieu, je le souhaitais.

De nombreux jardins étaient clôturés de murs, comme en témoigne cette peinture du début du 19me siècle :

Peinture
Aurillac vue du nord. Tableau de Jean-Hubert Tahan, 1815, exposé au musée d’art et d’archéologie d’Aurillac 3. Photo fournie par Madame Moulier, archiviste diocésaine à Saint Flour et auteur de l’ouvrage « Le Cantal vu par les artistes au XIXsiècle » 4.

Les murs des jardins comme le mien avaient une particularité. Ils avaient été construits sur l’adret, ce qui en jargon montagnard signifie le versant au soleil 5. Pour créer le Jardin du Paradis, on avait creusé une terrasse dans la pente puis élevé sur toute la longueur du jardin un grand mur contre terrier de trois mètres de haut exposé sud/sud est. Le mur régulait l’écosystème du lieu afin d’optimiser le rendement des cultures, en particulier la production de raisin et de fruits issus d’arbres palissés le long du mur. Creuser le talus avait aussi permis d’atteindre les sources qui permettaient d’arroser. Il y a toujours un puits chez moi, et il y avait jusqu’en 2022 une voûte en partie enterrée à la base du mur qui suggérait la présence d’un captage d’eau.

Jacques Boyceau de la Baraudière, jardinier de Louis XIII, décrit les pratiques arboricoles fruitières de son époque, les murs exposés au soleil et la conduite d’arbres en espalier contre ces murs, dans son « Traité de jardinage selon les raisons de la nature et de l’art » de 1638. « On en dresse (des espaliers), parce qu’au printemps arrivent souvent des matinées fraîches et des gelées blanches, causées soit par la fraîcheur de la terre, soit par le vent du nort, qui gastent les fleurs plus hâtives et délicates… et nous ostent le consentement de leurs fruicts. Afin de prévenir de ces inconvénients qui sont assez ordinaires, on s’est avisé de chercher des abris contre des murailles qui, par leur hauteur et leur épaisseur, garantissent du mauvais vent, et, recevans les rayons du soleil, augmentent la force de la chaleur. Et les arbres plantés contre telles murailles, treillissez et agencez convenablement sur des perches y attachées, c’est ce que l’on nomme espaliers. » (Boyceau de la Baraudière cité par Quellier dans « Des fruits et des hommes », 2006, page 135) 6

Je me souviens des poiriers en espaliers qui poussaient dans mon enfance le long du grand mur de mon « Jardin du Paradis ». On devait avoir pratiqué cette culture depuis longtemps dans ce jardin et dans les jardins environnants, en particulier ceux des couvents et monastères de la ville. Aurillac, fameuse à la fin du premier millénaire avec la naissance et l’éducation dans la région de celui qui allait devenir le Pape de l’an Mille, le pape Gerbert, est longtemps restée une référence internationale grâce à ses institutions religieuses, en particulier son abbaye. « Gerbert d’Aurillac était l’un des plus célèbres érudits de la fin du 10me siècle 7». Il ne fait aucun doute pour moi qu’Aurillac a bénéficié très tôt des savoirs les plus avancés qui s’échangeaient en Europe en matière d’agriculture et en particulier en matière de création et d’entretien de jardins fruitiers et potagers. Le « Jardin du Paradis » était un lien vivant, direct ou indirect, avec ce passé.

2022

Hélas le mur du « Jardin du Paradis » a été détruit en 2022. Ses pierres, les traces des anciens palissages et la vie qu’il abritait ont été noyées derrière vingt centimètres de béton armé.

Par ignorance. Par manque de considération. Par un manque de respect qui est allé jusqu’à la violation de ma propriété. Par manque de compétence aussi. On aurait pu trouver une autre solution que le bétonnage, qui ne s’imposait pas à cet endroit. En s’accordant entre voisins, on aurait pu faire en sorte que je conserve chez moi, comme je le souhaitais, un mur en pierres que je trouvais beau et qui contribuait positivement à l’écosystème du jardin. C’était un patrimoine architectural témoin des pratiques anciennes de l’agriculture urbaine à Aurillac. C’était un lieu où s’est exercé pendant des centaines d’années « l’art de l’espalier – taille de formation et de fructification », inclus au patrimoine culturel immatériel français depuis août 2023 8.

Ce classement qui célèbre les techniques horticoles, auquel j’ai contribué en tant que membre du collectif qui a soumis la candidature auprès du Ministère de la Culture, est arrivé trop tard. Je n’ai pas pu l’avancer comme argument pour sauvegarder mon jardin du Paradis. Le 27 octobre 2022, il y a un an exactement, le bétonnage commençait.

"Un Jardin appelé du Paradis" écrit à la plume en 1791
En 2022, le « Jardin du Paradis » a perdu son mur fruitier, élément essentiel de son passé multi centenaire. C’est avant tout une perte pour moi, mais aussi pour notre patrimoine commun.

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Références (consultées le 27 octobre 2023)

  1. http://bibliotheque-numerique.aurillac.fr/idviewer/2163/1
  2. https://www.cantalpassion.com/categories/376-avant-1900/3638-dr-aurillac?showall=1
  3. http://notesdemusees.blogspot.com/2020/10/aurillac.html
  4. https://www.decouvertes-occitanes.fr/fr/patrimoine-occitan/1185-le-cantal-vu-par-les-artistes-au-19-e-siecle-pascale-moulier-9782918098683.html
  5. https://fr.wikipedia.org/wiki/Adret
  6. Quellier, F. (2006), Des fruits et des hommes – L’arboriculture fruitière en Île-de-France (vers 1600-vers 1800), Presses Universitaires de Rennes
  7. The Students of Gerbert of Aurillac’s Cathedral School at Reims: An Intellectual Genealogy Courtney DeMayo, Heidelberg University
  8. https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Patrimoine-culturel-immateriel/Le-Patrimoine-culturel-immateriel/L-inventaire-national-du-Patrimoine-culturel-immateriel (voir la fiche de l’Inventaire national située à la fin de la rubrique “Les savoirs et savoir-faire”

3 thoughts on “Le Jardin du Paradis

    • Merci Flo. Je suis à La Rochelle pour Europom 2023, notre exposition internationale annuelle de fruits. C’est super ici, je retrouve beaucoup de connaissances et j’en fais de nouvelles. Je rentre à Aurillac lundi.

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