Dans la quatrième partie de cette série sur l’espérance de vie des arbres fruitiers, nous retournons à Aurillac pour célébrer la mémoire d’un poirier de douze mètres abattu le 11 mars 2020 dans le centre-ville. Voyons pour commencer les étapes qui ont mené à sa perte.
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La taille excessive d’un poirier centenaire dans un jardin au centre ville d’Aurillac est le quatrième événement de 2018 qui a inspiré cette série sur l’espérance de vie des arbres fruitiers. J’ai compris à ce moment-là que ce poirier à la grande longévité, qui avait déjà vu plusieurs générations d’hommes se succéder, était en danger. J’avais hélas raison. Il a été abattu en mars 2020 pour permettre la construction d’une maison. Comment en est-on arrivé là?
Selon la famille qui fut propriétaire du lieu pendant plus d’un siècle, cet arbre remarquable, haut comme un immeuble de quatre étages, isolé sur un petit espace vert dans le prolongement de la cour de leur maison, avait été planté entre 1850 et 1870. Il avait donc au moins cent cinquante ans. Cette estimation était aussi celle des responsables de l’association des Croqueurs de pommes du Cantal1, spécialistes de variétés anciennes d’arbres fruitiers, qui m’avaient indiqué l’existence de ce poirier en 2016.
On a dû prendre bien soin de lui pour qu’il traverse indemne l’intense urbanisation du quartier qui a eu lieu après l’arrivée du chemin de fer à Aurillac en 1866. Mais les temps changent. L’arbre, protégé jusque-là sans doute par quelque respect de sa fonction productive ou d’un passé dont il incarnait la continuité, perdit de son crédit auprès des propriétaires et des autorités locales à partir des années 2000.

L’arbre dans toute sa majesté au printemps 2006. Photo prise par un résident du quartier, Aurillac, France, avril 2006.
Une nouvelle génération hérita de la maison et la vendit. Elle conserva la propriété du jardin sur lequel se trouvait le poirier. Durant ces mêmes années, les urbanistes locaux appliquèrent une politique nationale de densification de l’habitat. En 2013, la parcelle perdit son statut de jardin protégé dans le Plan Local d’Urbanisme, ouvrant la voie à la construction.
Le destin du grand arbre, situé sur un terrain trop petit pour qu’un immeuble y soit construit sans qu’on le coupe, n’était cependant pas encore scellé. Le centre d’Aurillac est un “site patrimonial remarquable”2 et à ce titre aussi soumis à un autre règlement d’urbanisme qui “protège et met en valeur son patrimoine architectural, urbain et paysager”, y compris ses espaces verts. Dans ce règlement, approuvé en novembre 2016 par la commune et le Ministère de la Culture, la parcelle avait le statut de “jardin d’agrément”, ce qui interdisait d’y construire. Comme ce règlement prévaut en cas d’incohérence avec le Plan Local d’Urbanisme, le jardin était sauf, en principe. Par contre le poirier ne l’était pas, car il ne figurait pas dans la liste des arbres protégés. Le propriétaire de la parcelle pouvait le couper sans avoir à en demander la permission. C’est exactement ce qui s’est passé en mars 2020.
Le poirier avait déjà été endommagé. Des branches basses furent coupées au ras du tronc lors de travaux d’entretien. Puis, à partir de 2013, le jardin fut laissé à l’abandon. Du lierre, des ronces et d’autres végétaux l’envahirent. Il devint bientôt un lieu couvert d’une épaisse végétation sauvage qui dénotait dans la ville.
La municipalité demanda que le terrain fût nettoyé. L’opération eut lieu début 2018. Malheureusement, en même temps, le poirier fut sévèrement taillé. De grosses branches furent coupées et sa cime rabattue. J’ai vu l’arbre avant et après cette taille. La différence était telle que j’ai eu le sentiment d’un arbre maltraité. Pendant l’été 2018, il perdit une branche supplémentaire, qui cassa sans doute sous le poids de ses fruits. Est-ce que cette taille excessive l’avait fragilisé?
Je me suis alors demandé si ce poirier n’était pas devenu une gêne. Pourquoi ces branches principales furent-elles coupées, privant peu à peu l’arbre de son majestueux houppier? Elles ne bloquaient pourtant pas significativement l’entrée de la lumière dans les appartements environnants, situés à plus de dix mètres. Elles ne représentaient pas non plus un danger pour la voie publique, ne dépassant pas les limites du jardin.
On peut s’interroger. A-t-on cherché à prendre soin de ce poirier qui allait sur ses deux cents ans? L’a-t-on rabattu, c’est-à-dire élagué et étêté, à cause de son âge avancé, afin de ménager sa santé? C’eut été un mouvement légitime. Mais j’ai observé ce qui s’est produit après la taille de 2018. L’arbre a réagi et produit des branches vigoureuses, hautes, droites et feuillues, par exemple autour de la branche de faîte qui avait été coupée. Ces branches issues de tailles trop sévères, appelées en anglais “watershoots”3, ne sont pas celles d’un arbre faible qu’on ampute pour l’aider à survivre. Elles sont celles d’un arbre de bonne vitalité qui cherche à rétablir l’équilibre entre ses racines et son houppier.

De nouvelles pousses vigoureuses étaient déjà bien visibles un an après la taille, en particulier le long du tronc sous l’endroit où on l’a étêté. Photo 8 avril 2019.

Les “watershoots” deux ans après la taille, présents sur tout le haut du houppier. Photo 12 février 2020.

Quant aux branches basses, l’arbre mutilé tentait d’en faire pousser de nouvelles. La qualité du bois de cette jeune pousse de près de trois mètres suggère que la santé de cet arbre était loin de justifier les amputations qu’il a subies. Photo 12 février 2020.
L’entretien de ce poirier centenaire a-t-il été confié à un arboriste spécialiste des arbres fruitiers? Probablement non. S’est-on seulement posé la question de son caractère remarquable? On peut se le demander. De toute façon, même si on a jugé qu’il serait bon de le soigner et de le protéger, cette considération n’a pas été suivie d’effet, ou bien l’action engagée a été contre-productive, puisque l’arbre n’est plus là.
Le coup fatal a été porté en ce début d’année 2020. En février, une demande de permis de construire a été soumise à la mairie. Les nouveaux propriétaires étaient-ils au courant de la réglementation, qui interdisait de construire une maison sur cette parcelle? Est-ce que cette servitude a été levée? Ce qui est sûr, c’est que quelques semaines plus tard l’arbre était abattu.
La maison sera construite, ou pas. Nous verrons. Mais pour l’arbre, c’est fini. Il est mort. Ce monument d’une nature généreuse, témoin de la vie des hommes et des femmes qui l’ont planté au milieu du dix-neuvième siècle sur l’ancien terrain d’un couvent était bien devenu une gêne dont il fallait se débarrasser?
A mon sens, c’est regrettable. Les grands poiriers comme celui-là peuvent vivre des centaines d’années. Ils devraient être protégés, dans notre intérêt. Non seulement font-ils partie de notre patrimoine paysager et culturel, mais ils sont aussi nos compagnons de route. Nous partageons le même milieu de vie. N’y a-t-il pas quelque chose à apprendre d’un arbre qui réussit si bien?
Les prochains chapitres de cette histoire exploreront notre relation à ces grands arbres fruitiers qui vivent plus longtemps que nous, ainsi que leur contribution à nos existences. Ce sera ma façon de célébrer ce remarquable poirier maintenant disparu, afin que d’autres ne subissent pas le même sort. Si vous connaissez des histoires sur ce sujet qui finissent mieux que celle-ci, s’il vous plaît faites-moi signe !
- https://croqueurs-national.fr (consulté le 30 Avril 2020).
- https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Monuments-historiques-Sites-patrimoniaux-remarquables/Presentation/Les-sites-patrimoniaux-remarquables
(consulté le 30 avril 2020). - https://www.rhs.org.uk/advice/profile?pid=279 (en anglais, consulté le 30 avril 2020).
Si quelqu’un avait un doute quelconque sur la vigueur de cet arbre, voici une photo prise hier d’un rejet à la base de sa souche.
